« Il y a eu un temps où tu n’as pas été esclave, souviens-toi. Tu t’en vas seule, pleine de rire, tu te baignes le ventre nu. Tu dis que tu en as perdu la mémoire, souviens-toi. Les roses sauvages fleurissent dans les bois. Ta main se déchire aux buissons pour cueillir les mûres et les framboises dont tu te rafraîchis. Tu cours pour attraper les jeunes lièvres que tu écorches aux pierres des rochers pour les dépecer et les manger tout chauds et sanglants. Tu sais comment ne pas rencontrer un ours sur les pistes. Tu connais la peur l’hiver quand tu entends les loups se réunir. Mais tu peux rester assise pendant des heures sur le sommet des arbres pour attendre le matin. Tu dis qu’il n’y a pas de mots pour décrire ce temps, tu dis qu’il n’existe pas. Mais souviens-toi. Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente. »
Monique Wittig, Les Guérillères